L’expérience de mon premier discours : le bris de glace
L’expérience de mon premier discours : le bris de glace

L’expérience de mon premier discours : le bris de glace

Comme chaque nouveau membre dans mon club de prise de parole en public je sais que je dois me préparer à cet exercice effrayant pour tout nouveau venu qu’est le ice breaker. Le bris de glace. Parler de soi pendant 3 minutes, sur ses motivations, sur ses faiblesses, enfin tout ce qui nous a poussés à franchir la porte du club pour nous confronter à une tablée d’habitués aux oreilles et aux yeux aguerris. L’exercice est terrifiant, d’autant plus qu’il faut que j’aille piocher dans mes souvenirs les plus douloureux, bien profondément enfouis par commodité dans mon inconscient depuis longtemps. Un déballage public en somme plus qu’un discours pour l’homme inhibé que je suis. Un homme rempli d’insécurités, longtemps entretenues en famille, à coups de reproches pour prévenir toute tentative d’affirmation d’unique garçon de la famille. En étouffant dans l’œuf la moindre de mes émotions positive et spontanée. Ma fente palatine pas très jolie, et le risque de buter en cours de route sur des mots trop difficiles à prononcer accentuent ma peur d’être jugé, moqué. Mais tout cela est censé être derrière moi depuis que j’ai pris des cours d’orthophonie quelques mois auparavant. Ne pas trouver de consonnes trop sifflantes que je n’arriverais pas à prononcer. Ne pas trouver non plus de consonnes trop claquantes que je ne pourrais faire sonner avec mon palais malformé. Toutes ces craintes n’ont plus lieu d’être. Je les ai repoussées à force de séances d’exercices d’articulation et de musculation du palais. Reste l’inconnu d’être lâché dans un contexte tout nouveau pour moi qui me tiraille. Vais-je tenir le coup ? Heureusement l’événement est organisé exceptionnellement non pas dans le centre de jeunesse, où les orateurs de Luxembourg ont l’habitude de faire leur réunion tous les jeudis soir, mais dans un restaurant italien pour une soirée de bienvenue pour la nouvelle année.

Ce soir tout le monde n’a pas accepté l’invitation et nous nous retrouvons donc en petit comité. Je compte sur un certain relâchement, une convivialité pour m’affranchir de mes peurs, ou du moins les adoucir. En arrivant, je prends place à côté d’une membre qui est ma mentor, mais qui ne m’a pas beaucoup préparé à mon discours bris de glace. Je commande un verre de vin et, tout en choisissant ma pizza, je regarde l’ordre du jour sur la table. Je vois que je suis en deuxième position pour la partie ‘discours préparés’ de la soirée. Cela me rassure de savoir que je ne passe pas tout de suite, mais m’inquiète à la fois car cela me donnera le temps de fondre comme glace sur feu, et peut-être me retrouverai-je tellement pétrifié au moment T que je n’arriverai plus rien prononcer. Je m’imagine les jambes tremblantes, le visage blême, les yeux effarés et la mâchoire bloquée d’angoisse, ne sachant plus articuler une syllabe. Quoi qu’il en soit la soirée démarre et peut-être est-ce juste le fait du hasard mais très vite les organisateurs décident d’appeler l’orateur du premier discours préparé avant de commencer le repas. J’y vois une aubaine à en juger à première vue celui qui va venir discourir avant moi. La personne est encore plus timide que moi. Prostré en bout de table car pétrifié par le trac, Fabrice, nouvel arrivé au club, n’ose même pas décrocher un sourire de convenance aux autres membres autour de lui. Il s’agit aussi de son discours ‘bris de glace’. Il se lève, se place à l’entrée de la salle du restaurant pour être visible de tous, et commence. Pourquoi ai-je choisi de faire un bout de chemin avec vous ? Il ne quitte pas ses notes qui tremblent comme une feuille d’arbre sous le vent. Fabrice se concentre sur sa feuille pour garder le contrôle de la situation comme il peut. Sentant que l’auditoire le perd, il lève les yeux pour se détacher de ses notes et tenter de recréer le contact. « L’éloquence n’a jamais été une de mes qualités et je me souviens qu’à l’école… » Un blanc malheureux s’intercale. Fabrice veut de nouveau s’appuyer sur ses notes, mais ne sachant pas retrouver la phrase malgré toute sa volonté, il se crispe soudainement, bouche bée, le regard dans le vide. Et s’en est fait de lui. Fabrice s’excuse sous les applaudissements toujours bienveillants, et regagne sa place. Il ne pourra que mieux faire à l’avenir je me dis. Nous avons droit ensuite à une petite séance d’impro dans laquelle tant bien que mal j’essaye d’être amusant. Le thème des improvisations c’est les vacances. Nous passons en groupe, deux partenaires expérimentées m’accompagnent, je me laisse guider. J’interviens ponctuellement avec légèreté, évoquant le sable, le soleil, les cocktails. La performance passe ni vu ni connu. D’autres groupes nous suivent dans la même atmosphère bienveillante puis le repas démarre. Je m’offre un second verre.

La deuxième partie des discours arrive quand nous passons au dessert. J’avais préparé une antisèche que j’avais apprise par cœur. Tout en s’avançant devant l’assemblée je pose l’antisèche sur le petit bar à droite juste à l’entrée, à une distance raisonnable pour pouvoir la déchiffrer facilement du coin de l’œil au cas où. Je l’ai apprise par cœur et me suis entraîné à la réciter pendant une semaine tous les soirs. Ce n’est qu’au cas où vraiment. Tout doit être sous contrôle j’espère bien. Je dois être mobile pour occuper l’espace. À la moindre agitation et panique, je sais que quelques centimètres en trop de distance pourraient m’être fatals. Un vilain contrepied pourrait tout foutre en l’air, donc je ne quitte plus mes pieds zut… et mes yeux louchent vers le bar pour garder la distance. Ça va se voir sûr. Je prends mes lunettes. Tout doit être sous contrôle. Le discours commence. Je parle de moi. N’avez-vous jamais eu l’impression un jour d’être dans une cage et de ne pas pouvoir en sortir pour des raisons qui vous échappent et que la volonté des autres est que vous y restiez ? Voilà ce que j’étais avant. Dans ma famille cela arrangeait tout le monde et je n’en avais même pas conscience. Je déroule mon discours sur ce thème si courant lors des discours bris de glace des nouveaux orateurs. Les médisances pour nous faire jouer des rôles à notre insu, et laisser la place à ceux qui les profèrent. Les médisances qui nous poursuivent ensuite pendant longtemps dans notre vie, nous faisant douter de nos capacités, nous faisant nous illusionner sur des chimères tout en nous détournant des vraies opportunités. Nous faisant sentir inutiles, ridicules, dans le rôle souvent de l’imposteur. Je regarde le sol, mes bras rigides et verticaux, je récite ce que j’ai lu et relu des jours durant. Au moins je n’observe pas mes notes, c’est déjà ça. L’alcool aidant, je sens à peine la sécheresse qui s’installe dans mon palais et ne m’en inquiète guère. Tant mieux. Je supporte semble-t-il mon trac. Mon engourdissement m’insensibilise à la peur du bafouillage et je m’applique sur chaque consonne fricative, occlusive. Je place mon souffle pour faire porter ma voix là où les sons sont trop vélaires pour mon palais abîmé. J’apporte de l’emphase en variant ma voix du grave à l’aigu en fin de phrase, pour laisser planer mes interrogations. Je m’arrête, insuffle des pauses, en profite pour observer l’auditoire. Ma mentor me fixe, m’encourage silencieusement, je me sens d’autant plus porté par cette attitude. Je reprends, accélère mon débit, envahi d’une confiance inattendue. Je prends garde de ne pas m’emporter et soigne toujours autant mon articulation et accentuant certains mots, en faisant claquer mon palais ou mes lèvres, parfois un peu exagérément pour être sûr de mon effet.

Mon histoire continue, je parle de ma rencontre avec mon maître et ami énergéticien qui m’a permis d’identifier la cause de mon mal-être. Cette fragilité et qui m’a permis à travers ses soins de reprendre confiance en moi. Le désenvoûtement. Ensuite j’aborde les séances d’orthophonie, toujours en prêtant une très grande attention à mon élocution. Les mots en les prononçant le mieux possible. Je sens que les gens adhèrent à mon histoire. les regards convergent vers un centre commun ou je me trouve et moi je trépigne. Je tourne sur moi comme une toupie, tapant les pieds même si je peine à décrocher mes yeux du sol. Je me libère tel le prisonnier arrivé au terme de sa peine. Arrivé à la fin du discours, je remercie le club de m’apporter ce que je n’avais jamais pu espérer. Une véritable renaissance, des changements que je peux observer dans ma vie de tous les jours. Enfin je conclus sur ces perspectives qui sont valables pour tout un chacun voulant s’améliorer, devenir un meilleur orateur. Améliorer sa qualité de vie en général en insistant sur le fait que bloquer les capacités d’expression des autres au-delà de l’humiliation parfois que cela représente, contribue toujours à leur malheur en dressant des barrières à leurs propres rêves. Que grâce à la qualité de certaines personnes (et j’observe tout à tour chaque membre de mon auditoire), je comprends enfin que ces barrières ne sont pas éternelles. Que bâtir mes propres rêves est possible, que cela plaise ou non aux autres.

Mon auditoire me regarde les yeux écarquillés, puis je sens autour de moi un tonnerre d’applaudissements. Je vais m’asseoir en remerciant encore les orateurs. Le repas se termine. Il y a le vote et je suis consacré meilleur orateur de la soirée. La fierté m’envahit. L’évaluateur vante la qualité de mes mots. Mon vocabulaire recherché. La force poignante de ma description et combien ils ont été touchés par mon authenticité et ma sincérité. Mon langage corporel n’était pas très bon. Ma façon de regarder n’avait pas été très bonne non plus, j’étais trop prostré sur le sol. Au final, ce qui a gagné mon public est ma volonté farouche de l’emporter sur mes peurs. J’ai su que c’était le début d’une grande aventure.

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